par Amazing Strasbourg – 12 janvier 2016
Situé 24, place de la Cathédrale, le magasin des Antiquités Bastian a vu le jour en 1871. L’histoire de la famille Bastian est particulièrement captivante : c’est l’histoire de six générations dans un lieu hors du temps mais aussi l’histoire d’une ville. J’ai eu l’honneur de rencontrer Monsieur Jean Bastian, 88 ans et surnommé « Papi Jean », antiquaire et dessinateur, ainsi que ses deux petits fils, Frédéric et Philippe Bastian, antiquaires 2.0, prêts à prendre la relève de leurs parents Jacques et Marie-Alice.
Jean Bastian, antiquaire et artiste strasbourgeois
Jean Bastian est né en 1927, il a vécu ici, place de la Cathédrale, toute sa vie. C’est notamment ce qui a motivé ma venue, Jean est certainement le doyen de la place ! Son père, Charles Bastian, né en 1874, faisait partie de la génération ballotée entre les volontés territoriales françaises et germaniques. Charles Bastian s’est donc aussi fait appelé « Karl Bastian » d’après les inventaires du Musée des Arts Décoratifs de l’époque, qui travaillait avec l’antiquaire régulièrement. Il était un artiste reconnu, professeur à l’école des Arts Décoratifs et membre du cercle de Saint-Léonard. C’est ce père charismatique qui a inspiré le jeune Jean dès ses premières années. Il raconte tendrement ses souvenirs, ici, dans cet appartement, son père lui dessinant des têtes de moutons alors qu’il n’avait pas 3 ans.
Après une enfance paisible, sa vie bascule lorsque commence la guerre, il avait 12 ans et s’en souvient très bien. C’est un sujet qui, bien que douloureux, revient régulièrement dans la discussion, ce qui n’est pas pour me déplaire. Il me raconte l’évacuation, d’abord dans les Vosges, puis à Dôle, puis l’exode… Les évacués n’ont le droit qu’à 25 kg de bagages, les animaux sont abandonnés et errent dans les rues. Pendant l’annexion, il se rappelle d’un 14 juillet où par sa fenêtre il a pu apercevoir la flèche ornée de drapeaux tricolores, un bel acte de résistance !
Histoire incroyable, Jean a réussi à échapper à l’incorporation de force. Le jeune homme à 16/17 ans et décide de mettre sa santé en péril pour ne pas rejoindre les troupes allemandes. Pendant deux semaines, ses parents se relaient pour l’empêcher de manger et de dormir, il fumera beaucoup et ne boira que du café… Un médecin militaire lui détectera une défaillance des organes thoraciques et le tour était joué !
Jean se souvient des bombardements, il se rappelle avoir traversé la ville depuis Neudorf, son vélo sous le bras, au milieu des ruines du Pont du Corbeau et de la rue du Vieux Marché aux Poissons. J’imagine le choc à son arrivée place de la Cathédrale lorsqu’il découvre les dégâts juste en face de sa maison.
Après la guerre, Jean passe son baccalauréat, après quatre ans d’annexion, le niveau demandé est plutôt limité dit-il, « il fallait réapprendre l’orthographe français, on faisait des dictées… ». Il étudie ensuite l’Histoire de l’Art au Palais Universitaire pour devenir antiquaire comme son père.
Il prendra sa retraite en 1987 pour laisser la relève à son fils Jacques. Pour autant il ne quitte pas les lieux et va progressivement reprendre le dessin, encouragé par sa famille. Il finalise son Abécédaire commencé 45 ans plus tôt au début des années 2000, le style « Papi Jean » est né. On y voit des lettres accompagnées d’animaux mis en scène dans l’univers de l’antiquaire.
Depuis, Jean Bastian n’a pas chômé puisqu’il vient de sortir deux ouvrages : Les Recettes de Grand-Papa François illustrées par ses soins (il s’agit des recettes d’un restaurateur de Ribeauvillé à la retraite, grand-père de la compagne de Frédéric Bastian) ainsi qu’un livre magnifique sur le Quartier Cathédrale qui illustre les anciens métiers, ceux que Jean a connu durant son enfance : le cordonnier, le ferronnier, le livreur de glaces, etc. Un bel hommage à son quartier et à Strasbourg, où l’on met des images sur des activités disparues à travers le regard d’un petit garçon devenu grand.
Les secrets de l’enseigne au bonnet phrygien
Le magasin est situé dans un immeuble datant de la fin du XVIIIe siècle, en face du bas-côté Nord de la Cathédrale. Les guides s’y arrêtent pour évoquer le bonnet phrygien placé sur la flèche de la Cathédrale pendant la Révolution. L’enseigne qui relate le sauvetage de la flèche trône fièrement à l’angle du magasin.
En effet, la famille habite la maison de Jean-Michel Sultzer, ferronnier membre du conseil municipal de l’époque, qui réussit à installer le bonnet phrygien en tôle badigeonnée de peinture rouge au sommet de la Cathédrale. Malgré ce qu’on pourrait imaginer, cette enseigne ne date que des années 80, époque à laquelle Jean Bastian entreprend sa réalisation. Jean raconte avec plaisir cette histoire, de l’instant où il achète cette enseigne du XVIIIe dans la vallée de Loire, en passant par ses recherches sur le bonnet phrygien auprès du conservateur du Musée historique, jusqu’au jour où il découvre avec effroi la vérité dans les Saisons d’Alsace : son bonnet phrygien ne ressemble pas à celui hissé au sommet de la flèche en 1794 ! Il ajoute, avec une pointe d’amertume, qu’il songe encore à redessiner l’enseigne.
Frédéric et Philippe Bastian, la nouvelle génération d’antiquaires
Alors que Jacques et Marie-Alice s’affairent, Frédéric et Philippe sont au magasin. Ils ont chacun fait le choix de poursuivre l’œuvre de leurs prédécesseurs, en étudiant l’Histoire de l’Art et en se spécialisant, l’un autour de l’art rocaille sculpté, l’autre dans le domaine de l’argenterie. Ils leur arrivent régulièrement de quitter Strasbourg pour trouver de petits trésors. Ils pourraient passer des heures à raconter leurs investigations. Comme le dit leur grand-père « avant de vendre, l’antiquaire doit déjà trouver la perle rare, ce n’est pas comme un commerçant qui achète des stocks de marchandises ». Frédéric me raconte comment, à des centaines de kilomètres d’ici, il s’est retrouvé nez à nez face à un miroir Walter, célèbre miroitier strasbourgeois du XVIIIe. Ce dernier est aujourd’hui exposé au Musée historique de la ville. Certaines de leurs antiquités sont aujourd’hui exposées à l’étranger, ou font partie de collections particulières, comme cette belle poupée de cire datant du XVIIIe vendue à contre cœur à un collectionneur américain. Parfois certains objets vendus il y a plusieurs décennies par Jean ou par son père, font leur réapparition au magasin lorsque leurs propriétaires disparaissent. Jean Bastian se souvient d’un saupoudrier Hannong acheté alors qu’il était en voyage de noces puis vendu à un chanoine de Strasbourg. 25 ans plus tard, suite au décès du chanoine, Jean Bastian est appelé en tant qu’expert et retrouve son fameux saupoudrier qu’il regrettait tant d’avoir vendu !
Entrer dans un magasin d’antiquités aujourd’hui
Le magasin des Bastian se situe en plein coeur de la ville, en face de la Grande Dame, au milieu des boutiques de souvenirs. Mais entre t-on facilement chez un antiquaire aujourd’hui ? Non malheureusement, comme le souligne Jean Bastian, les choses ont changé. Dans le passé, on venait regarder, sans se sentir obligé d’acheter, on « visitait » et l’antiquaire se faisait un plaisir de discuter avec les passants et les touristes. Aujourd’hui, on est plus frileux à entrer dans ce lieu où se côtoient des objets vieux de plusieurs siècles, certains valant une petite (ou grande !) fortune. La porte n’est plus grande ouverte comme dans le passé, aujourd’hui, il faut sonner pour entrer. Alors pourquoi ne pas relancer une mode, celle d’aller chez son antiquaire pour le plaisir ?
Pour trouver les ouvrages de « Papi Jean », il vous faudra franchir la porte du 24, place de la Cathédrale. Ne soyez pas timides ! Jacques, Philippe et Frédéric vous accueilleront avec plaisir.
Plus d’informations : www.antiquites-bastian.com et sur le blog antiquites-bastian-blog.com (je vous avais prévenu, des antiquaires 2.0 !)