Strasbourg envoyé spécial – Libération 23 février 2006
A l’ombre de la cathédrale de grès rose, le palais Rohan abrite un musée des Arts décoratifs particulièrement riche (1). Strasbourg a notamment hébergé la manufacture de porcelaine Hannong, dont le musée détient la collection la plus opulente, en dépit des dommages que lui causèrent les pillages d’un employé indélicat. Il fallut la vigilance et l’intégrité d’un antiquaire, Jacques Bastian, pour démasquer le coupable. Installé de l’autre côté de la cathédrale, ce spécialiste s’était vu proposer, en 1988, des assiettes d’une telle rareté qu’il comprit qu’elles provenaient du palais Rohan. Un gardien dérobait plats et assiettes qu’il écoulait auprès des brocanteurs. Ses larcins passaient inaperçus depuis des années. Dépourvu d’inventaire régulier, le musée ne fut jamais à même de démontrer le dommage et le coupable s’en tira sans même un procès.
Papillons. Depuis, l’inventaire a été repris et la galerie de porcelaines refaite. Pour compléter ses nouvelles vitrines qui manquent de panneaux explicatifs, le musée pourrait utilement puiser dans le monument de référence qu’a publié à compte d’auteur Jacques Bastian (2), lui qui a passé sa vie à compulser le moindre dessin, ou gravure d’époque pour retrouver les délicats papillons ou fleurs des plus belles porcelaines «de grand feu».
Plus récemment, le musée a ouvert de nouvelles salles pour présenter son orfèvrerie, dont la sélection est remarquable. La scénographie de Jérôme Habersetzer joue intelligemment des lumières pour faire briller ors et argents. Le conservateur, Etienne Martin, attribue la renommée de l’orfèvrerie de Strasbourg au cosmopolitisme de la cité et à la stabilité de ses corporations, qui formèrent le Conseil de la ville jusqu’à la Révolution. Demeurée «ville libre» après son intégration à la France, en 1681, Strasbourg put continuer à travailler une argenterie aux proportions de métal fin différentes de celles admises dans le royaume, lui permettant «d’accepter une dorure en qualité supérieure à celle de l’orfèvrerie parisienne» (3).
Cette concession fit la célébrité du «vermeil de Strasbourg», dont le travail s’appuyait sur des dynasties comme les Imlin ou les Kerstein. De toute l’Europe, des enfants venaient s’inscrire dans les ateliers. «La qualité de l’orfèvrerie française, souligne le spécialiste Peter Fuhring, tient à la rigueur des règles de la communauté et à la durée de l’apprentissage, la plus longue au sein de tous les métiers.» Pour acquérir sa maîtrise, le jeune artisan doit produire un chef-d’oeuvre, une coupe couverte sur pied. Datée de 1732, celle de Johann Jacob Bury porte encore les lignes simples du siècle précédent. Moins de quinze ans plus tard, celle d’un Jean Frédéric Baer déploie toutes les complications du décor rocaille. Un portrait, qui se trouve à Brême, montre ce dernier posant en véritable artiste : seuls les membres de la Tribu de l’Echasse, enseigne des orfèvres, peintres, sculpteurs ou graveurs, pouvaient porter l’épée.
Dévotion. Les écuelles «à oreilles» richement décorées, les cuillers à sucre délicatement ajourées et les chocolatières à la panse ventrue illustrent le luxe des arts de la table développés par la cour de Versailles. Les gobelets de magistrats rappellent que la modestie ne fut jamais leur fort et les reliures précieuses des cantiques que la dévotion n’était pas seule cause des sorties de jeune fille à la messe.
Cette collection a été reconstituée par Hans Haug, qui a rebâti le musée après guerre, grâce à la générosité de mécènes comme David David-Weill et en complicité avec un antiquaire parisien, Jacques Kugel. Le chef-d’oeuvre du jeune Jacob fut ainsi acheté avec les profits d’une exposition que les deux hommes montèrent en 1964 dans sa galerie. Aujourd’hui, les fils Kugel viennent à leur tour de publier un double volume (4) consacré à l’orfèvrerie française, autour de la collection composée par les Jourdain-Barry, formant un choix exceptionnel de 327 pièces remontant au XVIIe siècle. Dans ces associations entre marchands, conservateurs et collectionneurs, les arts décoratifs permettent ainsi de découvrir une liberté généreuse, qui manque tant dans d’autres disciplines.
(1) Musée des arts décoratifs, Palais Rohan, 2, place du Château, 67000 Strasbourg. Rens. : 03 88 52 50 00.
(2) Strasbourg, faïences et porcelaines, éd. Bastian.
(3) Deux Siècles d’orfèvrerie à Strasbourg, éd. Musées de Strasbourg.
(4) La Collection Jourdain-Barry, éd. Kugel.